Le Brouillon

Marcel Proust et la petite fille au doudou



Il était une fois, quelque part sur Terre, une petite fille normale d'environ quatre ans, avec un doudou normal (en forme de lapin), et qui aimait beaucoup les histoires. Elle avait un papa normal, et une maman normale, qui lisaient beaucoup tous les deux. Du coup, la petite fille, prénommée Lucie, s'intéressait aux livres, partant du principe puéril que papa et maman sont les gens les plus formidables du monde, et que, par conséquent, tout ce qu'ils font et lisent est absolument merveilleux, car franchement, pourquoi perdraient-ils un temps précieux, qu'ils pourraient passer à câliner leur petite fille, à faire et à lire des trucs sans intérêts ? Franchement ?
Il advint un jour que la maman prit un très joli livre relié de cuir doré. Comme le livre était très épais, et qu'elle passait beaucoup de temps à le lire, Lucie se dit que ce devait être une histoire merveilleuse, comme toutes les histoires que maman lit. Ce qui donna le dialogue qui suit :
« Maman, tu lis quoi ?
  • Euh...un livre de grands un peu compliqué.
  • Et qui s'appelle comment ?
  • Euh...  « A la recherche du temps perdu ».
  • Ça raconte quoi ? demanda Lucie, en prenant son doudou et en suçant son pouce, avant de s'installer sur les genoux de sa mère, comme toutes les fois où celle-ci allait lui raconter une histoire.
  • Euh.... »
La mère, qui était prof, se dit que probablement, aucun de ses élèves ne lui poserait jamais une question aussi difficile, et que c'était donc un très bon test.
« Alors, ça parle de...C'est l'histoire d'un monsieur, qui s'appelle Marcel, qui raconte que des fois, il ne dort pas bien la nuit. Alors il se réveille, et quand il se réveille il ne sait plus dans quelle chambre il est. Parce que quand il était petit, il avait une chambre à Paris chez son papa et sa maman, et une chambre dans une grande maison à la campagne, et une autre chambre encore dans un hôtel au bord de la mer. Un peu comme toi...
  • Ben oui, moi des fois, je fais dodo chez papy et mamie et des fois chez papa et maman et des fois à l'école.
  • Voilà.
  • Et après ?
  • Hum...tu veux vraiment que je te raconte ?
  • OUI !
  • Bon. Alors, des fois, quand il se réveille, il croit qu'il est dans la chambre de la grande maison à la campagne, et il se rappelle que quand il était petit, il avait une lanterne, un peu comme la tienne avec les poissons, tu sais : quand on l'allume, ça la fait tourner et on voit des poissons sur le mur de ta chambre.
  • Oui, ils sont jolis mes poissons. Il y avait quoi sur sa lanterne ? Des poissons aussi ?
  • Sur la lanterne de Marcel, il y avait une jolie princesse et un méchant prince qui voulait lui faire du mal et que Marcel n'aimait pas du tout parce qu'il lui faisait peur.
  • Moi aussi, j'aimerais bien avoir une princesse sur ma lanterne magique. Mais je n'aime pas les princes qui sont méchants, je ne veux pas du prince. Et après ?
  • Après, il raconte aussi qu'il aimait beaucoup que sa maman lui fasse un bisou avant de dormir, mais que son papa n'était pas trop d'accord, parce qu'il trouvait qu'il était trop grand pour ça.
  • Ah bon ? fit la petite fille, sincèrement étonnée qu'un papa veuille priver un petit garçon d'un bisou de sa maman (autres temps, autres mœurs) . Et après ?
  • Ben, après, il se rappelle qu'il y avait un monsieur qui venait des fois voir son papa et sa maman, mais qu'il était triste ces soirs-là, parce que sa maman ne viendrait pas le voir avant de dormir.
  • Alors elle ne lui faisait pas de bisous ? demanda Lucie mélancoliquement.
  • Ben non.
  • Et après ?

(Zut, pensa la mère, ça va prendre toute la nuit cette histoire-là…)
  • Euh...il raconte qu'un soir, il s'est levé pour attendre que sa maman vienne se coucher. Il était très tard ! Elle montait l'escalier, et lui il s'est mis devant elle pour qu'elle lui fasse un bisou. Mais le papa arrivait derrière ! Il allait être très fâché, alors Marcel a eu peur.
  • Oh ! Et après ?( Expression un peu anxieuse de la fillette, qui n'aime pas du tout être grondée...)
  • Eh bien, le papa, il n'a rien dit ! Il a même dit à la maman d'aller dormir dans un deuxième lit qu'il y avait dans la chambre de Marcel, comme ça elle serait à côté de lui toute la nuit. Alors il était content !

Lucie poussa un gros soupir de soulagement : l'histoire lui rappelait ses propres petites expériences, quand papa ou maman sont loin, ou quand elle a « un petit cafard » et qu'elle aimerait bien avoir son père ou sa mère près d'elle jusqu'au matin... Il y avait donc de l'espoir, puisqu'un papa aussi sévère que celui du petit garçon dans le livre de maman voulait bien, de temps en temps, que son fils ait droit à un peu de tendresse. C'est si triste, une soirée sans papa ou sans maman, et donc sans ce fameux bisou, LE bisou qui permet de traverser la nuit sans trop de peur.

La maman sentit que finalement, ce qui touchait probablement autant de lecteurs de « La Recherche » de Proust, en dépit des difficultés que ce roman présente, c'était avant tout le fait que Proust avait cherché à définir de la manière la plus précise et la plus poétique possible, des sentiments et des expériences communes à beaucoup – y compris à des petites filles de quatre ans ! Mais, comme vous le voyez, le résumé n'est ni complet, ni objectif. C'est juste une anecdote que j'avais envie de raconter. Reprenons donc, un peu plus sérieusement, au point où j'ai laissé l'histoire pour ma petite Lucie...



Donc, dans ce premier volume de la « Recherche du Temps perdu » (qui en compte cinq, de tailles variables), volume intitulé « Du côté de chez Swann », le Narrateur (qui, en fait, ne donne pas son nom, mais que par commodité j'ai prénommé Marcel pour Lucie), offre au lecteur une longue digression sur des souvenirs de son enfance ou de la vie d'autres personnages. Ces souvenirs sont articulés en trois parties d'inégale longueur :

  • 1è partie : « Combray », la plus longue, qui raconte des événements passés dans ce village. C'est la partie que j'ai résumée à ma fille, celle où l'on trouve la fameuse madeleine de Proust, passée dans le langage courant, et bien d'autres passages connus, comme celui de la « lanterne magique »;

  • 2è partie : « Un amour de Swann » est un roman d'amour « vache », ou plutôt le roman d'un amour mal né, et donc voué à la mort, celui de Swann, un homme riche et mondain, critique d'art assez snob, avec Odette de Crécy, une demi-mondaine comme on les appelait à l'époque (ce qui correspondrait, si on veut, à une call-girl de luxe de nos jours). C'est une observation scrupuleuse de l'évolution d'une passion, et de ses effets sur Swann, écrite dans un style mordant et ironique ;

  • 3è partie : « Nom de pays : le Nom » commence par une rêverie sur ce qu'évoquent au Narrateur les noms des villages et des personnes, et se termine par des souvenirs d'enfance à Paris, notamment aux Champs-Elysées, où le Narrateur enfant retrouve une fillette entrevue à Combray pendant les vacances (cette partie réserve une surprise au lecteur...). C'est la partie la plus brève du roman.

Extraits :

Combray, Ed. Gallimard, Pléiade, p.3- 4, un des débuts de roman les plus connus de la littérature francophone :
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire :  « Je m'endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais livre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. »


Du côté de chez Swann, Ed. Gallimard, Pléiade, p. 135-136, un passage où Proust illustre à sa manière le proverbe qui veut que l'amour rende aveugle, en se moquant de la naïveté de Swann :


« Il [Swann] n'allait chez elle [Odette de Crécy] que le soir, et il ne savait rien de l'emploi de son temps pendant le jour, pas plus que de son passé, au point qu'il lui manquait même ce petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne se demandait-il pas ce qu'elle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant qu'il y a quelques années, quand il ne la connaissait pas, on lui avait parlé d'une femme qui, s'il se rappelait bien, devait certainement être elle, comme d'une fille, d'une femme entretenue, une de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vécu dans leur société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les dota longtemps l'imagination de certains romanciers. Il se disait qu'il n'y a souvent qu'à prendre le contre-pied des réputations que fait le monde pour juger exactement une personne, quand, à un tel caractère, il opposait celui d'Odette, bonne, naïve, éprise d'idéal, presque si incapable de ne pas dire la vérité que, l'ayant un jour priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, d'écrire aux Verdurin qu'elle était souffrante, le lendemain, il l'avait vue, devant Mme Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et refléter malgré elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et, tandis qu'elle multipliait dans sa réponse les détails inventés sur sa prétendue indisposition de la veille, avoir l'air de faire demander pardon, par ses regards suppliants et sa voix désolée, de la fausseté de ses paroles. »



Le plus :

  • Un grand classique de la littérature, qui réserve beaucoup plus de surprises qu'on ne s'y attend. Un conseil : oubliez TOUT ce qu'on vous a dit à son sujet, et OSEZ y entrer. (Attention : ça peut prendre plusieurs années, et plusieurs tentatives. Ne vous découragez pas ! C'est peut-être simplement une question de temps...)

  • C'est une œuvre d'art, l'œuvre d'une vie et d'un auteur qui cherchait avant tout à être au plus près du cœur humain et de ses hésitations (le titre auquel Proust avait tout d'abord pensé pour sa suite de romans était : « Les Intermittences du Cœur »). Si on se laisse prendre, les sentiments exprimés par le personnage du Narrateur, ou du Narrateur enfant, ou de Swann, entrent en résonance avec les nôtres, et permettent de prendre un recul bienfaisant. Une œuvre thérapeutique, en somme !

  • Il faut aussi souligner la poésie de certains passages, dont certains sont bien connus, mais aussi, et là on s'y attend peut-être moins, l'extrême ironie de certains autres, et l'humour ravageur devant les ridicules des snobs... mais pas seulement eux...


Le moins :

  • C'est une œuvre réputée difficile à lire. Inutile de le cacher : elle l'est. La difficulté tient en premier lieu à la construction des phrases, à « rallonges ». Proust, toujours dans cette optique d'être au plus près de la vie intime, fait ressentir par ce biais le cheminement intérieur du Narrateur vers la précision de la définition du sentiment éprouvé, mais ne cherche pas vraiment à faciliter la tâche du lecteur, qui doit faire preuve parfois de beaucoup de persévérance... Les descriptions, notamment, peuvent être très longues ( mais on n'est pas toujours obligé de les lire en détail...).

  • Deuxième difficulté : cette œuvre est aussi le tableau au vitriol d'une société, celle de la fin du XIXe siècle – il est donc recommandé d'avoir quelques notions historiques sur cette période. Pour les lecteurs qui ne se sentiraient pas à l'aise avec cette période, le mieux est de se procurer une édition suffisamment documentée et pourvue en notes explicatives, qui seront les bienvenues !
Je déconseille donc fortement les éditions où le texte est seul. J'ai un bon souvenir de l'édition Folio classiques. Pour les plus riches ;) : l'édition en Pléiade est très fournie et très précise, avec, en plus des notes, des variantes et des transcriptions des brouillons de Proust, qui donnent une idée du travail de l'auteur.
A signaler aussi l'existence d'une adaptation en BD, faite par Stéphane Heuet aux éditions Delcourt : un très joli travail d'adaptation, avec des extraits assez courts du texte original, et un dessin assez classique mais clair et agréable.

  • Enfin, la troisième difficulté tient à la réputation même de l'œuvre et de son auteur (la « commère » de la littérature française, comme j'ai pu l'entendre !). Ainsi que je l'ai dit plus haut, il faut passer par-dessus cette réputation et tout ce qu'on a pu entendre sur l'œuvre, et y entrer simplement, avec tout ce qu'on est, pour se laisser surprendre...



~carroll ex nihilo~ le 20-01-2009 à 14:36
 
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