Derniers Articles Dernières Esquisses Derniers Compléments - Débats - Messages du Brouillon Moteur de Recherche News - Derniers Commentaires Brouillon
Musique


Origines de la musique

Questionnement sur les origines de la musique, sur ses fonctions primitives et ce qui nous en reste aujourd'hui.


Et si le but premier de la musique n'était pas le plaisir, ni le divertissement, mais la prédation, le désir de mort et de sujétion d'autrui ?

Il faut se rappeler les anciens mythes grecs : Orphée savait assujettir les bêtes les plus sauvages grâce à sa musique. On pourrait dire que la musique d'Orphée le rendait un prédateur plus féroce que les plus féroces des bêtes, au point que celles-ci se soumettaient sans condition (je pars de l'hypothèse selon laquelle ces prédateurs sont par essence insensible au caractère esthétique de la musique : il faut alors que celle-ci ait un autre pouvoir.) Il n'est pas jusqu'à Cerbère, le chien des Enfers - c'est-à-dire le prédateur suprême, la Mort -, qu'il n'ait su domestiquer par sa musique. Les Sirènes, chez Homère, se servaient de la beauté de leur chant pour attirer les humains et les dévorer. Elles étaient dotées d'ailes, et le rocher sur lequel elles se tenaient pour chanter était jonché des ossements de leurs victimes : elles ressemblaient assez à des prédateurs, ou à des vautours, se prélassant près des restes des animaux dévorés. Leur musique signifiait la mort, et était aussi fascinante pour les hommes que le rugissement des fauves. Ulysse vainquit cette fascination et précipita la mort des Sirènes : puisque la proie résistait à ses prédatrices, celles-ci n'avaient plus qu'à disparaître.

Ces deux mythes rapprochent en peu de mots la musique et le désir des hommes d'être supérieurs aux prédateurs les plus féroces qu'ils craignaient - une réminiscence probable des temps où leur vie était précaire et constamment menacée. Ils espéraient, par la musique, soumettre leurs prédateurs (c'est-à-dire supprimer la menace qu'ils représentent), et être meilleurs chasseurs : c'était une question de survie. La musique et le désir de mort étaient indissociables.

Lorsque les hommes chassent les oiseaux migrateurs, ils se servent d'appeaux pour imiter leurs cris. Sans doute ces appeaux pouvaient-ils avoir une fonction vitale pour la horde, lorsque les hommes dépendaient, pour vivre, des produits de la chasse. Un appeau bien fabriqué et bien utilisé était peut-être le gage d'une chasse fructueuse - c'est-à-dire que, dans la lutte pour la survie, on avait " gagné " sur les prédateurs concurrents, au moins momentanément. Imaginons : ces appeaux ont ensuite pu être utilisé lors de cérémonies rituelles pendant lesquelles les hommes cherchaient à se concilier les esprits de leurs proies, afin d'obtenir d'autres bonnes chasses à l'avenir, voire la victoire sur les ennemis - c'est-à-dire la victoire lors de la prédation des hommes entre eux. Les tambours furent fabriqués à partir des résidus des produits de la chasse - les peaux tannées des animaux sacrifiés - , et marquèrent un rythme irrésistible, qui entraînait le pas des chasseurs et des guerriers, et effrayait les prédateurs concurrents et les ennemis. La lyre, qui fut plus tard l'emblème d'Orphée et du dieu Apollon, est de la même famille que l'arc qu'utilisaient les hommes pour chasser et combattre. La harpe lui est également apparentée.

Il est impossible de savoir lequel, de l'instrument de musique ou de l'instrument de mort, fut inventé en premier. Il est difficile de dire jusqu'à quel point l'humanité dans son enfance était sensible à la beauté des sons produits. Je pose comme hypothèse que, comme chez les animaux, l'instinct de survie (le désir de faire mourir ceux qui représentaient une menace, ou les proies qui étaient leur nourriture) primait alors sur la recherche de la beauté.

La sœur jumelle du dieu musicien Apollon est la déesse de la chasse Artémis, la vierge armée de l'arc, qui tue ceux qui la voient nue. L'archet qui sert à frotter les cordes des violons, tire son nom de cette arme, dont sa forme le rapproche.
Les instruments à vents, les percussions, les instruments à cordes pincées et frottées : tout l'orchestre symphonique est là, en germe, dans ces armes.

On raconte qu'une tribu celte provoqua l'effroi et la débandade de ses ennemis, en disposant au sommet d'une colline, en plein vent, des harpes. Le son qu'elles produisirent ressemblait à une voix de tonnerre, comme si le dieu du vent parlait. L'armée ennemie s'enfuit sans combattre.

Qu'est-ce que se divertir par la musique ? Pour celui qui joue, il s'agit de capturer l'attention de l'autre. Pour celui qui écoute, il s'agit de s'abandonner à la mélodie, au point de lui obéir (ab audire, en latin : écouter : l'écoute et la sujétion sont indissociables) en marquant le rythme, c'est-à-dire en dansant. Lorsque l'on danse, on accepte la supériorité de celui qui interprète la musique. On accepte d'être sa proie. Au contraire d'Ulysse, on obéit aux Sirènes. Il est physiquement presque impossible de résister au rythme de la musique que l'on entend : toujours un mouvement du corps, même discret, marquera notre obéissance. La marche militaire serait une forme de danse guerrière.

On peut se servir de la musique pour séduire. Séduire, c'est " attirer vers soi " (se ducere) : à la limite, c'est vouloir posséder l'autre, c'est aussi une forme de prédation. L'attirer en se servant de la musique que l'on joue, ou que l'on entend, et qui se referme finalement autour du couple comme un piège.

Dans son roman 1984 George Orwell fait de la musique un instrument de domination des masses : ce n'est plus un art. Lorsque la musique est militaire, elle sert à faire défiler les prisonniers d'Estasia comme les soldats d'Océania en bon ordre (ceux qui ne sont plus libres et qui le savent ; ceux qui ne l'ont jamais été et ne l'ont jamais su). Elle sert alors à forcer tous les citoyens à ressentir, dans leur corps, par le rythme qui leur est imposé à eux comme aux troupes qu'ils voient défiler dans les rues d'un Londres apocalyptique, la puissance d'Océania. Elle renforce la cohésion du peuple, sa solidarité avec son armée. Ce sentiment de puissance aveugle les Océaniens au point qu'ils ne perçoivent plus la décrépitude du monde qui les entoure. Ailleurs, dans les quartiers des prolétaires, Winston Smith entend une femme chanter une rengaine à la mode dans une cour sordide. Dans ce monde, les chansons sont écrites pour les prolétaires par des machines, paroles et musique. Ce sont des chansons sentimentales, car les sentiments, interdits aux gens du Parti, sont laissés en pâture au bas peuple. Les prolétaires entendent ces airs à la radio pendant quelques semaines, les apprennent par cœur, puis les oublient au profit d'autres refrains composés par les mêmes machines. Eux aussi sont endormis, anesthésiés (" privés de leurs sens "), par la musique, et les sentiments qu'elle exacerbe.

Un passage du roman : " Le nouvel air qui devait être la chanson-thème de la Semaine de la Haine (on l'appelait la chanson de la Haine), avait déjà été composé et on le donnait sans arrêt au télécran. Il avait un rythme d'aboiement sauvage qu'on ne pouvait exactement appeler de la musique, mais qui ressemblait au battement d'un tambour. Quand, chanté par des centaines de voix, il scandait le bruit des pas, il était terrifiant. Les prolétaires s'en étaient entichés et, au milieu de la nuit, il rivalisait dans les rues avec l'air encore populaire " Ce n'est qu'un rêve sans espoir ". "
Il s'agit, pour les dirigeants d'Océania, d'assujettir les citoyens devenus proies, par leurs points faibles : l'amour et la peur.

La musique est le seul art qui ait eu droit de cité dans les camps de concentration nazis. Orwell l'a peut-être su (du moins a-t-il mesuré l'effet des musiques de Wagner lors des défilés des troupes nazies à Nuremberg). Des témoignages de survivants racontent la rage qui prenait ceux qui voyaient les internés musiciens, vêtus de propre, assis sur des chaises, leur jouer des airs classiques ou populaires. Ces privilèges dérisoires leur étaient insupportables - être habillés " correctement ", disposer de chaises, alors qu'eux-mêmes devaient rester debout des heures durant, vêtus de haillons. Il était par ailleurs impossible de dérober son corps au rythme ainsi marqué. La musique servait de garde-chiourme, et démolissait moralement ceux qui l'entendaient, en leur rappelant de manière fugace leur vie libre d'avant. Les privilèges garantis aux musiciens tuaient dans l'œuf toute cohésion entre les internés, en montant deux groupes l'un contre l'autre : les musiciens et les non-musiciens. Les nazis avaient compris et utilisé les pouvoirs de la musique, pour assujettir leurs proies humaines.

La musique adoucit-elle les mœurs, ou endort-elle les consciences ? Je ne suis pas sûre, en ce qui me concerne, que la musique omniprésente dans notre monde ait une fonction bien différente de celle qu'Orwell lui attribuait. La première fois que ce questionnement s'est présenté à moi, sous la forme d'un livre (La Haine de la musique, de Pascal Quignard), il m'a été presque insupportable d'allumer la radio ou de toucher un instrument de musique pendant plusieurs semaines...

 
 
~carroll ex nihilo~
Publié le : 28/07/2006