Du devoir de mémoire au travail de mémoire

La mémoire, pourquoi faire ?


Devoir de mémoire.

Depuis quelques années, cette injonction est devenue si insistante et s'est tellement galvaudée, qu'elle court le risque de verser dans un ressassement stérile.

Il faut donc comprendre.

Pour cela remontons à 1947. Cette année-là parut pour la première fois et dans l'indifférence générale, " Si c'est un homme ", récit de déportation du résistant et écrivain italien Primo Levi. A 25 ans, il avait été interné au camp de Buna-Monowitz, l'un des trois camps d'Asuchwitz ; ce n'était pas un camp d'extermination comme le camp de Birkenau, mais un camp de travail qui épuisait la main d'œuvre déportée pour le compte de l'usine I.G Farben. A partir de 1956, grâce à une exposition turinoise sur la déportation, " Si c'est un homme " s'est imposé comme témoignage primordial sur le quotidien épouvantable des déportés dans les camps nazis de la 2ème Guerre Mondiale.

Primo Levi, qui avait survécu quand tant d'autres étaient morts, s'est toujours senti responsable ; il a eu la volonté de survivre a-t-il dit, " dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies "

En tant que témoin direct, il a été déterminé à transmettre son témoignage, sans rien ajouter sans rien oublier. Jusqu'à sa mort -il s'est suicidé en 1987- Primo Levi n'a eu de cesse que de témoigner, de transmettre cette expérience qui le hantait, dans l'espoir que le monde ne vive " plus jamais ça ".

La notion de " devoir de mémoire " a été reprise au fil du temps par les associations juives, les associations d'anciens déportés, et par les Etats, dont l'état français évidemment. On a collecté les témoignages des survivants, multiplié les lieux de mémoire, les manifestations de souvenir, les études historiques et fait entrer dans les programmes scolaires l'enseignement de ce que fut l'extermination nazie (désignée aussi sous les noms imparfaits de " Shoah " ou " Holocauste ". Shoah est un mot hébreu et n'a pas de verbe en français. Le mot holocauste désigne un sacrifice religieux).

Toutes ces manifestations ont pour finalité de faire prendre conscience à tous de ce que fut le nazisme, et de ce que fut l'extermination des Juifs : dans leur guerre d'expansion pour la conquête de l'Europe, les nazis menèrent une deuxième guerre, une guerre d'extermination, destinée à éradiquer totalement toutes les populations juives, et ce avec l'apport de moyens industriels de masse, inédits dans l'Histoire : édification et logistiques des chambres à gaz et de four crématoire. Et donc de transmettre un savoir dont les citoyens des pays démocratiques doivent tenir compte pour que ne revienne " plus jamais ça ". Objectif incontestable.

Ce qui est critiquable, ce sont d'une part certaines expressions hâtives et certains moyens utilisés, et d'autre part la non-prise en compte du temps qui passe, qui fait disparaître les témoins directs, et met de plus en plus de distance entre les nouvelles générations et la deuxième guerre mondiale, nouvelles générations qui doivent faire face à un monde différent, gros d'autres conflits et d' inquiétudes.

On a trop souvent parlé, à propos de l'extermination des Juifs par les nazis, de " l'impensable " et de " l'indicible ". Or, ce projet d'extermination a été parfaitement pensé, et les chefs ont exprimé, transmis, dit leurs ordres aux exécutants. Et les survivants ont pu dire ce qu'ils avaient vécu et dont ils avaient été témoins. Ni " impensable " ni " indicible ", donc, sauf à nier la réalité.

A l'égard du grand public, on a beaucoup sollicité l'émotion pour ne pas dire le pathos. Et on n'a pas cherché à faire comprendre que ce qui est arrivé hier aux Juifs (et aux malades mentaux allemands, et aux Tziganes,) pourrait si on n'y prend garde atteindre d'autres populations. On n'a pas travaillé à expliquer comment, dans un pays de grande culture comme l'Allemagne, patrie de Beethoven, de Goethe, de Schiller, tous les verrous ont sauté en même temps devant le nazisme : verrous politiques, spirituels, moraux, culturels, sociaux...

En définitive, les nouvelles générations ont souvent l'impression qu'on les abreuve de commémorations à propos de l'Extermination, et qu'on passe sous silence d'autres tragédies (et il n'est pas question, surtout pas, d'établir une concurrence entre les " souffrances " qui serait parfaitement indécente) : le génocide arménien (1915), le Génocide cambodgien (1975), Génocide du Rwanda (1995) Sabra et Chatila (1982) etc... à quoi s'ajoute maintenant la mémoire de l'esclavage.

Pour avoir du sens, le devoir de mémoire, tel que le concevait Primo Levi, témoin et passeur de mémoire, doit maintenant et avec la contribution des chercheurs et des historiens, devenir un TRAVAIL de mémoire, et explorer tous les champs des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité qui ont jalonné et jalonnent encore notre Histoire, ainsi que les moyens à mettre en œuvre pour que, éclairés par l'Histoire, les peuples soient équipés pour rester constamment vigilants et reconnaître les dangers. Ils doivent être capables de s'informer, de décrypter, d'analyser les discours et les informations qu'ils reçoivent, et de les passer au crible de la critique, afin de ne pas suivre les yeux fermés tel leader ou telle politique, et d'intervenir à temps pour faire avorter la catastrophe dans l'œuf, si possible.

" Plus jamais ça " est un slogan un peu lapidaire.

On doit comprendre ce que désigne le " ça ". Il veut dire plus jamais de génocides et plus jamais de crimes contre l'humanité où que ce soit. Sachant que le génie humain est expert dans l'art pervers d'imaginer encore et encore des méthodes inédites pour parvenir aux fins d'épuration ethnique, de crimes et de génocides, travail de mémoire oblige, on a le devoir de rester en éveil.

 
 
~Deborah Bernard~
Publié le : 19/04/2006

 

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