Sciences et fraudes scientifiques - II

L'affaire Chasles-Vrain Lucas.


Si mes souvenirs sont bon, le théorème de Chasles consiste à énoncer que les vecteurs AB+BC = AC, et je ne me souviens pas du théorème du même nom. Michel Chasles (1793-1880) fut une sommité sous le Second Empire, un génie de la géométrie qui fit sensation parmi ses pairs avec son étude sur "la transformation du cercle en ellipse". Pour donner une image exacte de ce grand mathématicien, sorti de l'école Polytechnique en 1812, il faut rappeler qu'il fut, excusez du peu, collaborateur de la Correspondance mathématique et physique de Bruxelles, membre de l'Académie royale de Belgique, de l'Institut de France, professeur de géodésie à l'Ecole polytechnique, membre de la Société Royale d'Irlande, de l'Académie impériales des sciences de Saint-Pétersbourg, des Académies Royales de Berlin, Bruxelles, Copenhague, Madrid, Turin, Naples, Modène ; de l'Académie pontificale des Nuovi Lincei de Rome, de l'Académie des Sciences de l'Institut de Bologne, de l'Institut lombard des sciences et lettres, de l'Institut vénitin des sciences, lettres et arts ; de l'Athénée vénitien des sciences et lettres ; de l'Académie nationale des Etats-Unis d'Amérique ; et commandeur de la Légion d'Honneur.

On lui reconnaissait un esprit lucide, un sens critique sans pareil et une perspicacité aiguë. C'était aussi un esprit extrêmement ouvert, passionné d'Histoire, et un collectionneur averti de documents historiques et d'autographes.

Il avait la cinquantaine lorsqu'il fut un jour contacté par un modeste bonhomme. L'homme se présenta : fils d'un journalier des environs de Châteaudun, il n'avait appris à lire et à écrire qu'à l'école de son village. Puis il était devenu garçon de course chez un avoué où on lui avait confié une mission de copiste au greffe du tribunal et à la conservation des hypothèques. Maintenant, devenu parisien, il avait un petit emploi auprès d'un généalogiste, un de ces personnages qui à l'époque, fabriquaient des documents généalogiques à la demande de gens en quête de noble ascendance.

Ce modeste bonhomme, qui s'appelait Vrain-Lucas, était tout simplement venu offrir à Michel Chasles de lui vendre un lot très important de vieux papiers provenant de la collection, justement, d'une noble famille d'ascendance ancienne, les Boisjourdain. Tous ces documents, après avoir été mis en sécurité en Amérique lors de la Révolution, étaient maintenant en possession de Vrain-Lucas. Il les proposait au mathématicien dont il connaissait l'immense renommée et l'immense culture. Il apportait avec lui quelques échantillons de ces documents, très abîmés parce qu'ils avaient survécu à un naufrage lors de leur périple. Des merveilles, ces documents. Pensez donc, il y avait là des lettres du grand Pascal, qui attestaient en particulier qu'on attribuait à Newton des découvertes faites en réalité par Pascal.

Michel Chasles était aux anges ! Il était prêt à tout acheter d'un seul coup, mais l'importance du lot était trop grande et Vrain-Lucas se proposait de lui apporter les documents petit à petit.

Et, presque tous les jours, Vrain-Lucas apportait une livraison d'autographes fabuleux de la main de Galilée, de Leibnitz, d'Antoine de L'Hôpital, de Bernouilli et de tant d'autres... Michel Chasles pouvait ainsi revisiter l'histoire des sciences.

Le 8 juillet 1865, il apporta à l'Académie des Sciences des lettres de Pascal qui furent reproduites dans le compte rendu de l'auguste Académie. Mais vous savez comme sont les gens : envieux, jaloux, venimeux ! Aussi s'en trouva-t-il pour prétendre que ces documents étaient bien bizarres puisqu'ils faisaient apparaître que Pascal avait employé des formules et des mesures qui n'existaient pas de son temps ! On discuta beaucoup, lors des séances de l'Académie ! Et à chaque fois, Chasles brandissait d'autres documents de Pascal qui faisaient foi, documents qui provenaient toujours de Vrain-Lucas. A l'étranger même on s'étonnait de ces stupéfiantes révélations.

Mais comment mettre en doute une sommité telle que Chasles ?

Au fur et à mesure des livraisons de Vrain-Lucas, Chales qui payait toujours rubis sur l'ongle, devenait l'heureux possesseur d'admirables autographes : des lettres d'Alexandre le Grand à Aristote, d'Archimède à Néron, un billet de Pythagore à la poétesse Sapho, un document de Lazare le Ressuscité à saint Pierre, un fragment des Mémoires de Vercingétorix...

Mais tout a une fin, et l'on découvrit, quand même, la fraude. C'est même Chasles, buvant la honte et la déception jusqu'à la lie, qui la découvrit, alors que Vrain-Lucas avait tardé à lui livrer 3000 documents qu'il lui avait réglés. Chasles, craignant que Vrain-Lucas ne fût en train de lui jouer un mauvais tour et ne fasse passer les documents à l'étranger, l'avait fait suivre, et le ciel lui était tombé sur la tête. Vrain-Lucas fabriquait lui-même, de sa main fort habile, les fabuleux documents. En huit ans, Chasles lui avait acheté plus de 27 000 pièces, et avait déboursé 140 000 francs de l'époque. Le public qui assistait au procès, en février 1870, était à Guignol à l'écoute de la liste (non exhaustive) des grands de ce monde dont les soi-disant manuscrits et lettres avaient été vendus à Chasles : lettres de Socrate, de Cicéron, d'Hérode, d'Alexandre le Grand à Aristote, de Cléopâtre à Cesar, de Jules César au chef des Gaulois, de Dagobert à Saint Eloi, de Galilée, toutes écrites en vieux français !

Des lettres encore de Louis XIV, La Bruyère, Montesquieu, Michel-Ange, Montaigne, de Shakespeare, Ronsard, Gutenberg et même de Jésus à Marie-Madeleine, etc.

Vrain-Lucas fut condamné à 2 ans de prison et 500 francs d'amende.
On ne peut que saluer sa productivité et finalement, tant de connaissances !

Lors des funérailles de Michel Chasles, le secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences rendit un hommage vibrant au grand homme en se gardant d'évoquer l'affaire Vrain-Lucas, disant : "La France perd une de ses gloires, les membres de l'Académie des Sciences un ami excellent, dévoué à chacun et à tous, gardien et modèle, (...)"

Modèle vraiment ?

Il y a une énigme Michel Chasles : comment un homme dont le génie est incontestable a-t-il pu se laisser berner - et dans de telles proportions - par un petit faussaire (le " Balzac des faux ", dira un journaliste !) ? Comment n'a-t-il pas repéré les invraisemblances contenues dans tous ces documents ?

Je n'ai pas de réponse. Sauf à dire que les grands hommes commettent des erreurs à l'échelle de leur génie.

Finalement, ce sont des hommes, comme nous.

 
 
~Deborah Bernard~
Publié le : 20/05/2006

 

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