Grammaire

Le mois dernier, aux alentours de Noël, Monsieur le ministre a fait un bien curieux cadeau aux élèves de France : l'heure hebdomadaire de grammaire en cours de français.


Au-delà de l'aspect " polémique en salle des profs ", il peut être intéressant de rappeler brièvement l'histoire de ce mot.
Le mot grammaire est un emprunt ancien au latin grammatica, qui est lui-même un emprunt au grec grammatikê. Ce mot est apparenté à grammata (lettre), et désigne alors l'art d'écrire et de lire les lettres (le suffixe -gramme dans " idéogramme ", " pentagramme ", " électrocardiogramme " a la même origine, et est apparenté par son sens, puisqu'il désigne soit un support écrit, soit l'acte d'écrire lui-même, c'est-à-dire de tracer des signes, matériellement parlant). Grammaire est attesté en ancien français dès le XIIè siècle, et appartient au langage savant, celui des clercs, ceux-là même qui possédaient l'art de l'écriture (l'art de former les lettres et de déchiffrer les textes écrits).

Cependant, il existe une variante populaire du mot : grammaire a donné grimoire aux environs du XIIIè siècle. Sa connotation " superstitieuse " montre bien ce que le monde de l'écrit pouvait, et peut toujours, représenter pour les non-lettrés, qui formaient alors la majeure partie de la population : le mystère, la magie. Voyons la signification du mot " abracadabra " dans l'ESRA de M.Werber, par exemple : ce mot, lié de manière directe au monde de la magie évoqué par le " grimoire ", signifie que ce qui est écrit se réalise matériellement, et magiquement. Ce n'est sans doute pas un hasard si les druides refusaient de mettre leurs croyances par écrit...

L'écrit est un monde en soi, étrange, dans lequel, pour des populations essentiellement orales, on entre de manière " magique ". Je me souviens d'une de mes élèves, enfant du voyage, âgée de 13 ans. Pour beaucoup, parmi les gens du voyage, le monde de l'écrit est d'autant plus étranger que c'est celui des " gadjés ", les sédentaires. Un autre monde, quoi. Lorsque je lui demandai comment elle pensait pouvoir apprendre à lire, elle me répondit textuellement : " Eh bien, quand je partirai d'ici (le collège), je saurai lire. " Ce qui m'a frappée, c'est l'absence, dans la représentation qu'elle se fait de l'entrée dans l'écrit, de la notion d'apprentissage, ou même de temps. On entre dans l'écrit littéralement " magiquement ", sans effort particulier, au moment où l'on rentre dans la classe : les pouvoirs de la prof et du collège, lieu dévolu au savoir, ont cette faculté !

Une petite voix malicieuse m'a glissé qu'il pouvait en être de même pour le ministre dont il est question plus haut : sa conception de la grammaire est peut-être pour une part du domaine d'une croyance similaire à celle de mon élève. Entrer dans le monde de l'écrit, c'est simple comme de passer une porte, ou de suivre une leçon de grammaire. La grammaire résumerait à elle seule toute la langue, ou du moins ce qu'il faut en préserver. Il se trouve qu'il court un mythe en France, depuis quelques années : le français correct se perdrait, surtout avec l'avènement des nouveaux modes de communication. Or, ce français " pur ", " académique ", dont on regrette la beauté perdue, est un mythe, dont on peut dater la naissance soit lors de la création de l'Académie Française par Richelieu au XVIIè siècle (mais il s'agit de conserver la pureté de la langue des élites), soit lors de la création de l'école laïque et obligatoire au XIXè siècle, par Jules Ferry. Peut-être cette dernière piste est-elle plus intéressante à explorer : auparavant, les Français de la plupart des provinces ne parlaient pas français, mais l'un des innombrables dialectes ou patois régionaux qui existaient alors (et dont beaucoup sont déjà soit éteints, soit en voie d'extinction). Il s'agissait de créer, artificiellement, une unité nationale : cela passa par l'apprentissage forcé, dans les écoles, du français des élites (celui de l'Académie), un français écrit, censément pur et hérité, naturellement, de nos ancêtres les Francs, d'où son nom. C'est à cette époque que l'on fabriqua aussi les mythes de Charlemagne et de Jeanne d'Arc.

On m'a récemment donné à lire un ouvrage d'Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne (1994). Eco y expose l'idée selon laquelle le mythe de la tour de Babel, et surtout la nostalgie d'une langue-mère antérieure à Babel, parfaite puisque insufflée à Adam directement par Dieu, imprègne notre culture, toujours à la recherche d'une manière unifiée et parfaite de communiquer. Rappelons l'histoire en quelques mots : dans la Genèse, il est dit que les hommes parlaient tous la même langue à l'origine - une langue héritée de Dieu, donc. Pour défier Dieu, ils entamèrent la construction d'une tour qui devait atteindre le ciel. Dieu les punit en détruisant l'unité linguistique qui faisait leur force : les hommes se mirent soudainement à parler des langues différentes. Ne pouvant plus se comprendre mutuellement, ils durent abandonner la construction de la tour de Babel.
L'émergence des dialectes français (langues d'oc et l'angues d'oïl) eut lieu à un moment où les invasions et l'incertitude du lendemain forçaient les élites à se replier sur un latin " artificiel ", figé, que Dante Alighieri (l'auteur de la Divine Comédie) appelait ... " grammaire ", par opposition au " vernaculaire ", la langue quotidienne et naturelle des gens de la rue. Ce latin apparaissait comme un refuge, une langue universelle permettant de lutter contre l'hétérogénéité des langues vernaculaires - autrement dit, une façon de lutter contre la malédiction de Babel. Par parenthèse, Dante était si convaincu de la supériorité des langues vernaculaires qu'il écrivit son chef-d'œuvre dans la langue des florentins de l'époque, qu'il tenta de porter à sa perfection. Il considérait le latin comme une langue si figée qu'aucune créativité ne pouvait plus lui être attribuée.

Revenons à nos mythes : non, nos grands-parents n'écrivaient ni ne parlaient forcément mieux le français que nous-mêmes, pour la bonne et simple raison qu'ils ont eux aussi été des élèves en butte aux mêmes difficultés que nous, difficultés qu'ils n'ont pas forcément su résoudre mieux que les enfants d'aujourd'hui. Si les enfants actuels sont pris entre le français académique et les modes de communication actuels qui bousculent l'écrit, nos grands-parents et arrière-grands-parents ont quant à eux pu être confrontés aux tiraillements inévitables entre la langue parlée dans leurs maisons et le français obligatoire de l'école républicaine. La " grammaire " obligatoire sauvera difficilement ce qui n'existe pas, un français " pur " et maîtrisé par tous. Entendons-nous bien : l'idée du ministre part peut-être d'un bon sentiment, celui selon lequel une langue bien maîtrisée ouvre des portes et permet une meilleure communication entre les gens. Ça en aidera peut-être certains en effet... mais attention tout de même à la survivance des mythes, qui peuvent figer une langue plutôt que la faire vivre en la rendant créative : méfions-nous de Babel...

 
 
~carroll ex nihilo~
Publié le : 01/01/2007

 

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